C’est le fracas, le choc, la sidération d’une annonce inaudible. Une seule phrase qui va diamétralement changer la vie d’une personne et de sa famille. En tant que psychologue clinicienne, j’ai été amenée à œuvrer auprès de personnes porteuses de maladie chronique. Le corps est fragilisé, l’esprit également dans la grande majorité des cas. Pour autant, leur sensibilité, leur regard, leur sourire, leur cœur immense peut faire trembler la « valide » que je suis. Mes yeux ont été des témoins et mes oreilles des réceptacles de pages de vie singulières. A travers ces jeunes et leur famille mon esprit s’est mis à penser la question de l’incurable et du sens de mon accompagnement auprès des jeunes accueillis. Ainsi, je vais ici m’essayer à dépeindre cette question où chaque rencontre à l’hôpital est une nouvelle couleur qui nourrit la réflexion.
Le handicap peut être perçu comme une enclume avec laquelle il faudra dorénavant avancer. Toutes les étapes du deuil peuvent défiler au cours de l’existence du sujet à qui l’on a associé de nouveaux maux. Ce mot, ce diagnostic deviendra peut-être son identité durant un temps ou en tout temps. C’est-à-dire qu’il peut être amené à se définir par son handicap. D’autres peuvent devenir experts de celui-ci comme une tentative de prise de contrôle d’un mal qui est tombé sans prévenir. L’être humain est si adaptable et malléable dans sa psyché que face à une situation, un évènement ou une annonce douloureuse, des stratégies d’adaptation peuvent s’opérer pour que le handicap soit finalement le moins handicapant possible.
La question que je pose à présent est celle-ci : Est-il possible d’accepter le handicap ? Certains me diront un « non » ferme. Comment accepter d’être dépendant à vie ? Comment accepter l’injustice de la génétique ou un accident malheureux ? Comment accepter une telle différence avec les personnes « valides », « normales » ? Je tiens ici à préciser que je suis moi-même « valide » et sœur d’un jeune homme atteint de myopathie de Duchenne. Mon travail en tant que psychologue m’amène à côtoyer le quotidien des personnes atteintes d’un handicap chronique dans leur corps et dans leur esprit. Lorsque l’on n’accepte pas le handicap c’est aussi parfois parce qu’on se définit par celui-ci et qu’on déteste ce que l’on voit dans le miroir. La non-acceptation devient un cheval de bataille pour une guerre qui semble perdue d’avance.
Pour moi, optimiste exacerbée, l’acceptation du handicap ce n’est pas perdre face à la maladie, ce n’est pas être faible. Au contraire, l’acceptation du handicap c’est être fort, c’est aller au-delà de la difficulté insensée que nous impose la vie, c’est advenir à soi-même en ne restant pas dans une posture passive. On peut accepter le handicap en poursuivant l’aspiration à une vie plus simple, adaptée, moins douloureuse. Accepter le handicap c’est être capable de se pardonner d’être imparfait, d’être vulnérable, d’être éphémère, d’être faible et faillible. Dire qu’on ne peut pas accepter le handicap, c’est comme dire qu’on ne peut pas pardonner ou qu’on ne peut pas mourir. Il y a des personnes en situation de handicap qui sont pour moi plus « valides » dans la vie que des personnes qui ont deux jambes pour pouvoir marcher sur le chemin de celle-ci.
Accepter le handicap, c’est ne pas le considérer comme un boulet qui nous empêche d’avancer, mais le concevoir comme une partie de soi qui n’est pas uniquement soi. Ainsi, la personne ne se limite pas à ses failles mais, à l’image de l’art japonais du Kinstugi, va les sublimer comme des cicatrices dorées qui ornent la vie du sujet. Il ne faut pas voir ici une apologie du handicap, une vision édulcorée de celui-ci. Il n’en est rien. C’est indéniable qu’une telle annonce est un poids lourd et chronique pour la personne qui l’entend, ainsi que pour son entourage. Le tableau de la vie s’obscurcit, car la prévision idéale de l’existence a été entachée par une couleur qui n’avait pas été choisie sur la palette. On peut préférer éviter de regarder le tableau (déni), le déchirer ou le brûler (colère), vouloir le vendre ou l’échanger (marchandage), ou encore le regarder avec des lunettes de la même couleur que celle qui s’est immiscée sur la toile (dépression). L’acceptation, c’est prendre du recul face à l’œuvre que nous sommes, c’est constater la présence du handicap et l’intégrer dans le décor comme une partie de celui-ci. Le handicap est une circonstance parmi d’autres, comme le deuil ou le traumatisme. La question que je me pose pour mes patients et pour moi-même, c’est comment être heureux dans l’ici et le maintenant ? Comment accepter l’inchangeable, les circonstances intangibles de la vie tout en vivant au-delà de ces réalités bien concrètes ?
En tant que psychologue, j’interviens auprès de l’association Drepavie qui lutte contre la drépanocytose. Il y a des patients drépanocytaires qui ont tellement intégré la maladie comme une part identitaire que lorsqu’ils sont guéris, par greffe de moelle osseuse, ils vont vivre une période de dépression (Drain, E., Pradère, J., Taieb, O., Dutray, B., Champion, M., Bonnet, D., … Moro, M.-R., 2008). La drépanocytose est une maladie chronique de la douleur. C’est la première maladie génétique au monde se traduisant par une malformation de l’hémoglobine. Dans la grande majorité des cas, elle est incurable et demande des transfusions et une vigilance importante. Dans de très rares cas une guérison peut se laisser entrevoir par la greffe de moelle osseuse. Pour autant, même si la guérison physique est acquise, la guérison psychologique ne l’est pas forcément. En effet, le Moi ayant perdu une partie de lui-même doit se reconstruire. C’est une amputation psychique et biologique qui demande un temps de convalescence. L’étude de 2008 citée plus haut a mis en évidence que la guérison n’est pas un état de fait et qu’elle nécessite un temps d’adaptation et de remaniement psychique.
D’autres, comme mon frère Nicolas, jeune homme ambassadeur du Téléthon en 2015 et atteint de myopathie de Duchenne, voit la maladie comme un élément fondateur de son existence. Nicolas peut dire qu’il ne souhaite pas remarcher, il souhaite simplement que la maladie cesse d’évoluer. Le fauteuil est devenu son fidèle moyen de locomotion et par sa personnalité affirmée il use du pouvoir mystérieux de nous faire oublier tout cet attirail.
J’ai travaillé dans un institut d’éducation motrice (IEM) pour enfants et adolescents polyhandicapés et je peux dire que j’ai rarement vu des personnes faisant preuve d’autant de courage. Je peux citer cette jeune Elisa[1] qui a une phobie du monde médical mais qui, pour ne pas perdre la marche, doit subir une opération des jambes. Cette jeune fille porteuse d’une déficience va se battre contre sa peur irraisonnée et avancer en direction de la salle de plâtre en pleurant de frayeur mais avançant de son plein gré, sachant que c’est pour son bien.
Sa confiance envers les personnes de son entourage et les professionnels l’aide à avancer dans le terrain inconnu de l’angoisse. Il y a également ce jeune Benoit qui a subi deux arthrodèses de la colonne vertébrale car la première n’avait « pas été bien vissée ». Il a pu refaire confiance au chirurgien, lui pardonner et le laisser à nouveau avoir un impact irréversible sur son corps. Benoit envisage une troisième ouverture de son dos pour enlever la plaque qui empêche son cou d’effectuer des rotations. Il fait ainsi un acte de foi envers le personnel médical.
Je peux également mentionner Karim, un homme de 19 ans atteint de tétraplégie et n’ayant pas accès à la parole. Ce jeune bien cortiqué présente un visage radieux de bonheur lorsqu’il passe du temps avec des professionnels qu’il apprécie, ou lorsqu’il participe à la séance d’handisport avec ses amis du centre. Ces jeunes témoignent d’une grande patience et d’une joie simple dans l’adversité, ce dont beaucoup de « valides » seraient bien incapables. Ce sont pour moi des exemples.
Ainsi, dans la prise en charge, le travail d’acceptation et de résilience est essentiel auprès des patients porteurs de handicap. A chacun ses spécificités, tous les patients n’ont pas un terreau fertile à l’acceptation. Certains resteront dans une colère défensive qui leur donnera de l’énergie et un rôle au sein du système familial. Je pense à cette jeune Fatoumata de 19 ans qui vit très mal son handicap dont elle a pleinement conscience. Fatoumata est en fauteuil et une malformation de la sphère faciale lui empêche de se faire comprendre distinctement. Elle porte en elle une colère telle qu’elle me fait souvent comprendre qu’elle voudrait jeter son fauteuil, qui l’encombre, par la fenêtre. Son plaisir est de se sentir femme lorsque nous faisons des sorties thérapeutiques au café ou à l’occasion d’achats de magazines de mode. C’est un moment privilégié où elle n’est ni à l’hôpital ni dans sa famille. Ces temps de légèreté lui font vivre une « normalité » à laquelle elle aspire en tant que jeune femme désireuse de rencontrer, de plaire, de construire. D’autres jeunes sont perçus par la famille comme celui dont on doit prendre soin, celui qu’il faut réparer. J’ai en tête Julien, atteint d’IMC (infirmité motrice cérébrale). Son père en a fait un engagement militant en créant une association et en parcourant le monde, multipliant les interventions chirurgicales dans l’objectif de guérir son fils, refusant les pronostics des soignants. Julien, quant à lui, est lassé de toutes les rééducations de France et de Navarre. Il a besoin de plus de repos que n’importe quel enfant, mais a un emploi du temps de ministre. Dans mon bureau, il présente une humeur dépressive importante et n’aspire qu’à plus de tranquillité. Concernant son handicap, il ne le ressent pas et ne s’en plaint pas. C’est un jeune très empathique et soucieux de ce qui se passe autour de lui. Julien souhaite ne pas avoir besoin d’être plus que ce qu’il est. Etre accepté pleinement par ses parents, indépendamment de ses incapacités et en pleine conscience de ses ressources. D’autres seront dans une forme de résignation, dans le « faire avec », comme une fatalité avec laquelle il va de toute façon falloir composer. C’est le cas d’Ayoub, jeune garçon de 9 ans qui tente de se faire comprendre le plus possible par des mots-phrases. Il fait de son mieux et minimise ses peurs et ses angoisses pour tenter de ne pas se laisser envahir par ses incapacités. La vue de jeunes « marchants » en trottinette provoque chez lui une frustration qu’il va compenser par d’autres demandes vis-à-vis de sa famille, comme une nouvelle paire de baskets à la mode qui lui permettra de se sentir un peu plus proche de ses camarades.
On ne peut généraliser l’acceptation du handicap comme une finalité obligatoire dans la vie du patient. En effet, il y a autant de relation au handicap que de personnes touchées, de près ou de loin. Des histoires de vie peuvent se ressembler mais seront par définition distinctes les unes des autres. Néanmoins, en tant que professionnels de soin, nous devons chercher un accompagnement ajusté au rythme du patient et avec des objectifs atteignables. Si pour certains l’acceptation est possible grâce à un suivi progressif, pour d’autres les défenses ne peuvent tomber par souci de maintien psychique. Dès lors, semblables à des jardiniers, les professionnels et la famille vont pouvoir aider la personne à être dans l’acceptation lorsque cela est possible. Le tuteur dans le potager est une base sur laquelle les grappes de tomates peuvent s’appuyer pour prendre de la hauteur mais sans pour autant les y obliger. Si ce n’est pas toujours aisé d’atteindre ce stade, il est néanmoins nécessaire de l’avoir comme horizon pour souhaiter le meilleur aux personnes que nous accompagnons.
Marie RENGADE,
Psychologue clinicienne
Sources :
Drain, E., Pradère, J., Taieb, O., Dutray, B., Champion, M., Bonnet, D., … Moro, M.-R. (2008). Processus de guérison d’une maladie chronique : la drépanocytose traitée par allogreffe de cellules souches hématopoïétiques. Principaux résultats chez les adolescents. Neuropsychiatrie de l’Enfance et de l’Adolescence, 56(4-5), 305–310. doi:10.1016/j.neurenf.2008.01.009
[1] Par souci de confidentialité, les prénoms des enfants cités ont été anonymisés
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